Analyse économique

mai 2024

Le décrochage français (1983-2017) entre illusions et cercles vicieux

C’est à une mise en cohérence passionnante que viennent de se livrer deux économistes, Félix Torres et Michel Hau pour comprendre les raisons profondes du décrochage de l’économie française sur les quarante dernières années dans leur ouvrage intitulé le décrochage français, paru aux Presses Universitaires de France. Mise en cohérence parce que tous les éléments de leur diagnostic sont pour la plupart bien connus, car ils ont été établis depuis de nombreuses années par de multiples rapports dont les auteurs rappellent toutes les publications. Leur premier point est que la prise de conscience de ces problèmes a mis très longtemps à se faire et à entrainer une réorientation très partielle des politiques.

La perte de compétitivité d’une économie ouverte

Pour eux, le principal symptôme de ce décrochage est à trouver dans l’évolution de la balance commerciale dont le déficit a fortement augmenté sur la période, malgré une embellie sur la deuxième moitié des années 1990. La maladie dont ce déficit commercial est le symptôme est bien celle de la désindustrialisation. Cette désindustrialisation a eu évidemment des conséquences sur l’emploi, d’abord parce qu’un emploi industriel génère 1,27 fois plus de valeur ajoutée qu’un emploi de services. Ensuite parce que selon les auteurs, « chaque emploi industriel perdu a généré à son tour la disparition de deux emplois dans les services. »

Le premier constat des auteurs est de montrer que la dégradation de la situation française a été largement sous-estimée et comme relevant de la transition naturelle des économies vers un statut post-industriel. Elle est aussi la conséquence d’une vision totalement dépassée de l’économie française comme une petite économie fermée pour reprendre les termes de l’analyse économique. Dans ce genre d’économie, le pilotage de la croissance pouvait se faire par une classique régulation keynésienne de la demande par le soutien à la consommation.

Ce qui pouvait être vrai dans l’après-guerre ne l’était plus dès les années 1970. Ce décrochage commence en effet dès le début des années 1980 et ne sera qu’amplifié par l’accélération de la mondialisation à partir de 2000. Le mal était fait car la concurrence était déjà là pour les entreprises françaises et le problème de compétitivité prix déjà bien présent et largement lié au soutien de la consommation par la protection sociale.

Les cercles vicieux de l’économie française

Le cercle vicieux que les auteurs mettent à jour est lié à la structure de financement de la protection sociale qui reposait en France à l’origine exclusivement sur le travail et donc sur le coût de celui-ci. Aux cotisations sociales s’est ajouté l’ensemble des impôts de production pesant sur les entreprises.

Les difficultés économiques de la France n’ont amené pendant longtemps d’autre réponse qu’un traitement social, à financer. Comme par ailleurs, la consommation des ménages était sacro-sainte, ce sont les entreprises qui ont donc financé cette forte hausse des dépenses publiques.

Cette hausse du coût du travail, supérieure à la productivité, pesait sur la compétitivité des entreprises, sur la croissance de leur chiffre d’affaires ainsi que sur leur rentabilité et donc sur leur capacité d’autofinancement. Et c’est là qu’apparaît un autre cercle vicieux : contraintes financièrement, les entreprises investissent moins en productivité et en innovation, notamment en robotisation, ce qui dégrade leur compétitivité prix, enfermant les produits français, à de rares exceptions, dans le piège du positionnement de milieu de gamme. Dès lors, l’appareil industriel n’a fait que s’abimer, rendant encore plus nécessaire des mesures de protection sociale. La boucle est bouclée. Comme le montre le graphique suivant, pendant de longues périodes, la croissance du salaire horaire a été supérieure, voire très supérieure à celle de la productivité.

France :
salaire horaire et productivité, croissance sur un an

Si la CSG a constitué une première mesure de répartition du coût de la protection sociale sur l’ensemble des ménages, les premières mesures de baisse du coût du travail dans les années 90 étaient limitées et portaient essentiellement sur les plus bas salaires. Or les salaires dans l’industrie sont plus élevés. Ces mesures ont donc manqué leur effet d’amélioration de la compétitivité. Il faudra attendre les années 2010 pour voir des baisses de cotisations sur la partie de l’échelle de rémunération la plus concernée.

Des visions erronées de l’économie

Parmi les autres éléments de cette vision de l’économie, le travail perçu comme un gâteau à partager et donnant naissance au culte de la préretraite dont les auteurs rappellent volontiers les effets délétères au niveau de la transmission des compétences et aux 35 heures dont la réalité est qu’elles ont entrainé une nouvelle nette dégradation de la compétitivité coût des entreprises. Dans la même logique, le recours à la création d’emplois publics et parapublics a été un outil très utilisé pour lutter contre la hausse du chômage. Enfin, la France s’est caractérisée par le refus d’influer sur son système éducatif pour le rapprocher des besoins du marché du travail, créant la situation paradoxale d’un chômage souvent élevé accompagné de réelles difficultés à recruter de la main d’œuvre qualifié dans certains pans de l’économie.
Certains réflexes de politique industrielle ont également pesé. Ainsi apprend-on que les gouvernements français ont dépensé près de cent fois moins pour le développement de l’industrie des semi-conducteurs que pour le maintien de la sidérurgie lorraine. De 1981 à 1986, ce secteur absorbe encore 58% des aides à l’industrie. L’État s’est trop fait le brancardier de secteurs qui ne pouvaient pas faire l’économie d’une restructuration. De la même manière, la vision très centrée sur les grandes entreprises et la notion de filière centrée sur des champions nationaux a occulté aux yeux des dirigeants politiques l’importance des petites et moyennes entreprises.

De manière très intéressante, les auteurs montrent qu’à rebours de ces tendances, les grandes entreprises françaises, le CAC 40 pour résumer, ont su tirer parti des réformes du système financier des années 80 pour se restructurer et s’adapter à ce nouvel environnement. Mais il s’agit de l’arbre qui cache la forêt des difficultés des entreprises petites et de taille intermédiaire.

Conclusion

Ce livre est surtout le récit de la trop lente prise de conscience du changement du monde dans lequel l’économie française évolue et de la difficulté des gouvernements français à prendre les mesures nécessaires pour s’adapter à ce monde. Alors qu’un grand nombre de pays ont procédé à des réformes importantes dès les années 80 et 90, il a fallu attendre des années pour que les dirigeants de la France abandonnent leurs vieux réflexes et qu’ils ne soient plus paralysés par la peur du conflit social. Pour les auteurs, la responsabilité est également répartie entre une gauche qui a souvent vendu des lendemains qui chantent et n’a pas assumé sa conversion au libéralisme quand la réalité l’imposait, du moins jusqu’au CICE, et une droite dont le logiciel restait souvent étatiste ou « volontariste » comme en témoignent les mesures de relance du gouvernement Sarkozy.

Pour résumer, cet ouvrage est un outil remarquable pour comprendre les racines du malaise français en montrant comment cette désindustrialisation a été la conséquence d’un manque de lucidité et de courage des élites politiques françaises, mais aussi comment cette désindustrialisation s’est insérée dans un cercle vicieux avec d’autres dimensions de l’économie française. Au fond, ce décrochage français est encore une défaite de la pensée. Si la question de la compétitivité coût du travail semble maintenant bien reconnue, le pendant qui est le poids très élevé de notre protection sociale ne l’est pas encore…

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