Il nous l'avait bien dit
novembre 2018
« La formation des richesses est presque entièrement l’ouvrage des individus. »
C’est avec une certaine émotion que nous avons trouvé chez un grand spécialiste de livres anciens un exemplaire, dans un état impeccable, de la première édition du Traité d’Économie Politique de Jean-Baptiste Say (an XI, 1803). Ce dernier provient en effet de la bibliothèque de Jean De Bry, membre du Tribunat comme Say à cette époque. Rappelons que le Tribunat, organe législatif du Consulat et du début de l’Empire, participait au processus législatif de façon pas si négligeable. Il délibérait et modifiait les projets de lois provenant de l’exécutif avant que ceux-ci soient soumis au vote, sans discussion, au corps législatif. Le processus d’élection/nomination au Tribunat était un peu complexe, et pas complètement à la main du pouvoir exécutif. Le Tribunat se distingua par son positionnement assez libéral face au Premier Consul puis à l’Empereur, critiquant notamment son autoritarisme et sa gestion défaillante des finances publiques… Le refus de Say de revoir son édition du Traité pour la mettre au goût de l’Empereur lui vaudra sa révocation en 1804. Et le Tribunat sera supprimé en 1807.
Quant à Jean De Bry, contemporain de Say, révolutionnaire engagé qui vota la mort du Roi, il se modéra progressivement au service de l’Empire, comme préfet, mais dû quitter le France comme régicide en 1814 pour y revenir en 1830 et y mourir en 1834. Comme Say, il est enterré au Père-Lachaise. Ces vies parallèles, au Tribunat notamment, ne rendent pas la présence du Traité de l’un dans la bibliothèque de l’autre comme accidentelle. Certainement De Bry aura lu dans ce volume, maintenant en nos mains, ces lignes qui viennent à vous :
« Il n’est pas inutile aux progrès d’une science, de bien déterminer le champ où peuvent s’étendre ses recherches et l’objet qu’elles doivent se proposer ; autrement on saisit çà et là un petit nombre de vérités sans en connaître les liaisons et beaucoup d’erreurs sans en pouvoir découvrir la fausseté.
Jusqu’au moment où Smith a écrit, on a confondu la Politique proprement dite, la science du gouvernement, avec l’Économie politique qui montre comment se forment, se distribuent et se consomment les richesses. Cette confusion est peut-être née uniquement du nom qu’on a donné mal-à-propos aux recherches de ce genre. Parce que le mot économie signifie les lois qui régissent la maison, l’intérieur ; et que le mot politique semble appliquer cette idée à la famille politique, à la cité, on a voulu que l’Économie politique s’occupât de toutes les lois qui régissent l’intérieur de la famille politique. Il fallait donc alors n’y point mêler de recherches sur la formation des richesses. Les richesses sont indépendantes de la nature du gouvernement.
Sous toutes les formes de gouvernement, un état peut prospérer s’il est bien administré. On a vu des monarques absolus enrichir leur pays, et des conseils populaires ruiner le leur. Les formes mêmes de l’administration publique n’influent qu’indirectement, accidentellement, sur la formation des richesses qui est presque entièrement l’ouvrage des individus.
L’étude des causes de la prospérité publique et particulière est donc indépendante des considérations politiques ; et en les mêlant, on a embrouillé bien des idées au lieu de les éclaircir. »
Traité d’Économie Politique – 1803