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juillet 2020
« Une vérité appartient, non pas au premier qui la dit, mais au premier qui la prouve. » (traité 1ère ed.)
« Et si le populisme prospérait aussi sur le terreau de l’inculture économique ? »
Rediffusion décembre 2018
Souvent le Monde est mal noté par la Décade… La chronique de Jean-Michel Bezat mérite donc particulièrement d’être félicitée. « Et si le populisme prospérait sur le terreau de l’inculture économique ? ».
Dans un pays où, signale-t-il, plus de 60% des citoyens ne font pas confiance à l’économie de marché et estiment que la lutte des classes reste une réalité, il n’est pas étonnant que fleurissent toutes sortes de revendications contradictoires (plus de subventions et moins de taxes, par exemple). Sans retraite par capitalisation, les ménages ne se projettent pas dans le long terme et n’épargnent pas à destination du financement de l’économie, de la production, mais vers celui des déficits issus de dépenses courantes. Les démagogues ont beau jeu d’amplifier le conflit des opinions, alors qu’en matière économique la place est grande pour le consensus tant les options qui permettent de maintenir et de développer la richesse collective sont peu nombreuses, une fois qu’on en a bien compris les mécanismes de création.
L’ignorance issue d’une éducation défaillante, le dédain pour l’intendance et le culte de l’égalité fragilisent ainsi les bases de notre société.
Article publié dans « le Monde » le 26 novembre 2018.
Manifestation du mouvement citoyen des « gilets jaunes » au centre-ville de Toulouse, le 24 novembre. MATTHIEU RONDEL / HANSLUCAS POUR LE MONDE
Dans sa chronique au « Monde », Jean-Michel Bezat soutient que si les Français ont un tel sentiment de déclassement, « gilets jaunes » en tête, c’est notamment dû à leurs lacunes en économie.
Chronique. Le mouvement des « gilets jaunes » a réveillé la question, désagréable comme une piqûre de rappel : et si le populisme prospérait aussi sur le terreau de l’« inculture économique » que Michel Rocard prêtait aux Français et à leurs dirigeants ? Et si ces grosses lacunes, que l’ancien premier ministre rendait responsables des difficultés du pays à s’adapter aux mutations mondiales, lui faisaient perdre chaque année un point de croissance, comme l’affirme le lauréat du Nobel d’économie 2006, l’Américain Edmund Phelps ?
Que la souffrance sociale des manifestants soit bien réelle et qu’ils soient soutenus par trois Français sur quatre ne consolera pas notre Nobel (2014) Jean Tirole. « La réceptivité aux idées économiques se heurte partout au scepticisme vis-à-vis des économistes, regrettait-il fin 2017 devant l’Académie des sciences morales et politiques. Il est particulièrement fort en ces temps de populismes qui font la promotion d’une économie dénuée de choix difficiles. » Comme la biologie ou la science du climat, sa discipline est victime du syndrome du « peuple contre les experts », avec la circonstance aggravante de n’avoir pas prévu la crise financière de 2008.
Pas confiance en l’économie de marché
Avec un enseignement obligatoire d’une heure et demie par semaine en classe de seconde, il n’est pas surprenant que les Français n’aient obtenu que 8,3 sur 20 au test réalisé en 2010 par le Conseil pour la diffusion de la culture économique. Et que les solutions prêtes à l’emploi fassent recette, diffusées et « validées » par des réseaux sociaux où bouillonne un sentiment d’injustice fiscale, de déclassement social et d’abandon territorial. Si d’autres pays ont des lacunes en économie, il y a une « exception française ».
On en trouve peu où deux citoyens sur trois ne font pas confiance à l’économie de marché. Où 64 % d’entre eux estiment que la lutte des classes reste une réalité (20 % de plus qu’à la veille de mai 1968), selon une étude de France Stratégie de 2016. Où l’argent est si méprisé (en parole) et les ménages si prudents avec leur épargne, placée dans la pierre et l’assurance-vie plutôt que dans les actions d’entreprises. Où l’absence de fonds de pension réduit l’incitation des salariés au succès des entreprises et fait de la France un pays capitaliste sans capital. A cette exception, plusieurs raisons.
Ressassé à l’envi, l’idéal égalitaire rend les inégalités insupportables
Et d’abord une histoire construite sur des valeurs (liberté, égalité, citoyenneté, laïcité…), qui imprègnent le récit national et font de l’économie un sous-produit de la politique. Ressassé à l’envi, l’idéal égalitaire rend les inégalités insupportables. Si l’Etat n’est plus omnipotent, il le reste dans les esprits – concurrent du privé, exutoire des colères sociales, ultime main secourable.
L’enseignement de l’« éco » s’en ressent, qui fait du marché un mécanisme défaillant et de l’entreprise un lieu de conflit plus que de création de richesses. A peine sortie, la refonte du programme de l’enseignement de sciences économiques et sociales au lycée confiée à Philippe Aghion, un économiste proche d’Emmanuel Macron, est contestée par des professeurs persuadés qu’elle interdira aux lycéens de saisir « les grands enjeux qui traversent nos sociétés ».
Ce dédain pour « l’intendance » est amplifié par un pessimisme plus profond qu’ailleurs face à un délitement dont les institutions (école, entreprise, Etat…) seraient responsables. Noir c’est noir ? Les inégalités se creusent avec la concentration du patrimoine certes ; mais elles sont moins criantes que dans bien des pays riches. Le taux de pauvreté (14,2 % de la population selon l’Insee) est stable depuis une vingtaine d’années ; les Français la craignent pourtant davantage que des Européens plus pauvres qu’eux. Des régions sont en déclin ; redistribution et aménagement du territoire ont néanmoins contenu un écart d’un à deux entre la plus riche et la moins nantie.
Grossier opportunisme électoral
Et il ne faut pas compter sur l’opposition pour une remise à niveau dans cette matière. M. Macron a un tropisme économique plus prononcé que ses prédécesseurs, à l’exception de Valéry Giscard d’Estaing. Ce qui le perdra peut-être, tant ses adversaires sont passés maîtres dans l’art de jouer sur l’inculture économique (et maintenant écologique) du « peuple ». Jusqu’à endosser un gilet jaune et abdiquer toute rationalité au profit d’un grossier opportunisme électoral, comme l’a fait le président des Républicains, Laurent Wauquiez, au discours aussi démagogue que celui du Rassemblement national.
Jusqu’où peut-on décemment exploiter la colère des citoyens, quand il faudrait les initier aux « mécanismes les plus basiques » et dégager des « consensus », professe M. Tirole ? Ceux-ci existent bien chez les économistes, dont « les désaccords sont relativement limités par rapport au spectre des opinions dans le débat public ». Avec des nuances, et sans vouloir enfermer le débat dans un « cercle de la raison », ils s’accordent sur les dangers d’une dette publique élevée, le peu d’emplois pérennes créés par la réduction du temps de travail ou le rôle clé d’un prix mondial du carbone pour lutter contre le réchauffement climatique.
Cinglante réplique
Il arrive même aux plus académiques d’entre eux de sortir de leurs cénacles quand ils jugent que le populisme devient trop menaçant, comme à la veille de la présidentielle de 2017. Dans une tribune au Monde, vingt-cinq Nobel d’économie aux analyses pourtant divergentes sur l’euro s’étaient prononcés contre une sortie de la France de la monnaie unique. En concluant que les problèmes de l’Union européenne sont « trop sérieux pour être confiés à des politiciens clivants ».
Cette cinglante réplique s’adressait à Jean-Luc Mélenchon, mais surtout à Marine Le Pen, qui citait les travaux de certains de ces Nobel à l’appui de son projet anti-européen. Quinze jours plus tard, la bérézina médiatique de la candidate d’extrême droite face à Macron avait définitivement convaincu l’opinion de son incompétence. Jusque dans son camp ! Ce jour-là, de futurs « gilets jaunes » se sont peut-être dit qu’elle devait d’urgence ouvrir un manuel d’économie.
Publié dans « le Monde » le 26 novembre 2018.