Parole d’entrepreneur

février 2023

Emery Jacquillat – Président de Camif Matelsom

www.camif.fr

L’entrepren’acteur

Emery Jacquillat a hérité du cerveau gauche d’un père capitaine d’industrie ex-directeur général de Pernod Ricard et du cerveau droit d’une mère artiste. « Deux sources d’inspiration majeures qui font de moi un homme complet, créatif, et libre ».  Sa grand-mère, une femme de caractère, libre et intelligente, a mené une carrière d’ingénieur chimiste, chose rare pour l’époque. Elle est la mère de cinq garçons : le premier est professeur de médecine, cancérologue, le deuxième ingénieur, le troisième chef d’orchestre, le quatrième est le père d’Emery, chef d’entreprise, et le dernier professeur de finance à HEC. Une pression familiale certainement mobilisatrice pour Emery Jacquillat.

Il grandit à Paris et suit les pas de son père en intégrant HEC. Il nourrit déjà le projet de monter sa boîte. En 3e année il choisit la nouvelle majeur Entrepreneur. Il travaille sur des cas pratiques réels apportés par des dirigeants. Il y développe ses connaissances en matière de création et de reprise d’entreprise, de stratégie. Il aime ce champ de liberté qui s’ouvre à lui. Il est l’un des deux seuls de la promotion à créer sa boîte dès le diplôme décroché. Mais avant de se lancer il doit faire son service national.

VSNE à New York, il bat le pavé des journées entières et apprend la vente terrain. Il vend de l’Orangina aux petits delis « en bloc-à-bloc ». Il apprend les rudiments face à des négociateurs particulièrement coriaces de toutes cultures. C’est justement dans les rues de New York qu’il découvre le concept de la vente de matelas par téléphone, livré dans les 2 heures. Une success story à l’américaine d’un patron immigré péruvien de 1re génération.

Une histoire qui inspire Emery dès son retour en France avec la création de Matelsom : commandé par téléphone, livré en 24h, avec 15 nuits à l’essai ; un concept totalement innovant à l’époque en France. Il démarre son activité en septembre 95 et connaît sa première crise très vite, avec les grandes grèves. En deux mois les 60 000 francs de capital initial disparaissent en fumée. Mais toute crise est source d’opportunité. Son agence de publicité lui propose des emplacements premium à prix cassé dans un métro parisien déserté pour cause de grèves. Emery fonce et achète 1 000 panneaux de fond dans les voitures. En janvier 96 les métros circulent à nouveau. Le téléphone se remet à sonner. Matelsom décolle.

En 1997 Matelsom se lance alors sur Internet, presqu’au même moment qu’une petite startup de Seattle appelée… Amazon. matelsom.com devient le premier site e-commerce à vendre de la literie. En 2000 la société fait la moitié de son chiffre d’affaires par Internet. L’entreprise connait aussi des revers. L’introduction en 2003 sur le marché britannique où la taille des lits est différente est un échec. Le rachat de Meubles.com est aussi une déception, le débit de l’époque ne permettant pas de valoriser le mobilier mise en ligne. Une bonne leçon sur l’importance du timing.

La nouvelle opportunité nait à nouveau d’une crise, celle de 2008, et de la chute de CAMIF. Une marque forte, porteuse de valeurs, avec une histoire, et bénéficiant d’un solide positionnement sur le marché français. Emery Jacquillat reprend la société à la barre du tribunal de commerce. « Une formidable opportunité d’inventer un modèle alternatif en rupture avec le modèle dominant low cost du secteur », en misant sur la qualité, le local, et le durable. En 2009 il déménage sa famille et son entreprise à Niort. Le début d’une aventure pas toujours facile mais intense. C’est surtout la chance de démontrer que l’entreprise peut générer un impact positif, social avec la création d’emplois à Niort, économique et environnemental avec le choix du made in France.

Plus tard il fait la rencontre, déterminante, de deux chercheurs de l’École des Mines, Blanche Segrestin et Armand Hatchuel qui lancent le modèle de société à objectif social étendu, plus connu maintenant sous le nom d’entreprise à mission. Emery Jacquillat a trouvé son terrain de jeu. Il peut enfin « changer le monde de l’intérieur », en impliquant ses « collabor’acteurs », les « consomm’acteurs », et les autres parties prenantes acteurs du changement.

Emery Jacquillat co-fonde et préside la Communauté des Entreprises à Mission. En 2013, il remporte le prix Osons la Croissance Responsable et est élu Personnalité e-commerce de l’Année par le magazine LSA. En 2018, il reçoit le Prix de la Culture du Rebond au Printemps de l’Optimisme.

Le groupe réalise un CA de 45M€ avec 90 salariés, et un effet multiplicateur de x10 sur les emplois en France. 78% du CA est réalisé avec 123 fabricants français. CAMIF est la marque préférée des français pour son engagement sur la consommation responsable. Elle bénéficie d’un NPS (Net Promoter Score, ou taux de recommandation par les clients) de 67%.

1) Pourquoi être devenu entrepreneur  ?

C’est un choix par plaisir. Je suis créatif et je me voyais bien suivre mon propre chemin. Je voulais inventer l’entreprise dans laquelle je voulais travailler. Ne pas être soumis à des règles ou des normes.

Et avec le recul aujourd’hui, aussi par challenge. Avec un père à la carrière aussi brillante c’était important pour moi de prouver que j’étais capable de réussir. Et dans un domaine que personne dans ma famille ne connaissait, pour être bien sûr que je ne devrais ma réussite qu’à moi-même et aux gens avec qui je travaillerais. Mon choix d’entreprendre répond à mon goût pour la liberté, pour défricher et inventer de nouveaux modèles.

J’ai toujours été encouragé par ma famille et mon entourage. En démarrant très jeune, j’avais moins de contraintes et un échec éventuel avait moins de conséquences. C’était un grand confort de pouvoir démarrer sans mettre mes proches à risque. Je ne me suis pas payé pendant deux ans et demi. Et je ne me suis marié que lorsque j’ai levé des fonds en 98, et que j’ai pu me verser mon premier salaire…

2) Le chef d’entreprise est-il le seul à entreprendre ?

Je ne pense pas que je sois le seul à entreprendre. D’ailleurs je pense qu’il est très important de libérer l’énergie et abandonner le pouvoir en tant que dirigeant pour ne pas être un obstacle à l’intrapreneuriat, aux prises d’initiatives et à l’intelligence collective à l’intérieur de l’entreprise. Mais la grosse différence entre l’intrapreneuriat et l’entrepreneuriat c’est la prise de risque et l’engagement. À un moment donné il faut accepter de se mettre à risque. L’engagement de l’entrepreneur doit être total, il doit être à fond. On ne peut pas être à fond sans être à risque. Accepter de tout remettre en jeu, sa maison, ses biens personnels, parce que vous croyez à votre projet et que si vous ne le faites pas tout s’arrête, comme ça m’est arrivé plusieurs fois, un salarié normal ou un dirigeant salarié ne le ferait pas.

C’est aussi dans l’engagement que l’on trouve la persévérance nécessaire pour conduire son projet. Il faut être capable de vivre parfois avec ce stress, ce petit gout amer qui vous rappelle que la frontière entre le succès et l’échec est très fine.

3) Pour vous, qu’est-ce que la création de valeur ?

Pour moi il faut parler de création de valeurs, au pluriel.
Même si on se dit qu’on veut créer de la valeur sociale, c’est impossible de le faire durablement sans créer de la valeur économique.
Comme il est impossible de créer de la valeur économique durable sans créer de la valeur sociale et environnementale. C’est une attente forte des citoyens, des consommateurs, des collaborateurs, de la société dans son ensemble.

4) Quelles sont les trois ou quatre mesures à prendre pour améliorer
le développement des entreprises françaises ?

a/ Mieux faire connaître les bénéfices de la loi PACTE qui offre déjà un cadre très structurant aux dirigeants pour leur permettre de rendre leur entreprise plus contributive. Il vient réconcilier la société et l’entreprise. Ce qui est fondamental car l’entreprise est certainement le levier de transformation de la société le plus puissant. Pour pouvoir activer ce levier l’entreprise doit se doter d’objectifs sociaux et environnementaux. Mais voilà, la société à mission n’est pas encore suffisamment connue, ni portée aux plus hauts sommets de l’État, alors qu’on tient là une innovation mondiale en droit des sociétés pour accélérer la transformation des entreprises. Je suis convaincu qu’il faut en faire un sujet de souveraineté européenne, porter l’expérience française au niveau européen, pour éviter de subir des référentiels extra-financiers ou des agences de notations américains. Que l’on puisse affirmer nos singularités, fondées sur nos valeurs et notre culture européenne. Qu’on puisse se donner les moyens de construire ce cadre de l’économie contributive face au capitalisme chinois ou américain.

b/ Refonder le parcours éducatif de nos enfants.
Développer la culture entrepreneuriale, dès le primaire. Refonder et hybrider les apprentissages, l’éducation des enfants en matière de coopération, de communication, de créativité, de prise de risque. On doit mieux préparer nos enfants à innover, collaborer, pour trouver les solutions de demain face aux énormes enjeux auxquels nous devons faire face. Développer le savoir-être, le quotient émotionnel, la relation à soi, aux autres et au monde. Et interdire Tik Tok en Europe. C’est avec ces futurs entrepreneurs que nous arriverons à faire bouger les entreprises de l’intérieur, à inventer de nouveaux modèles. Il faut intégrer de nouvelles disciplines dans les programmes, telle que le théâtre ou la prise parole en public. On doit faire rentrer à l’école l’art et l’entreprise. On doit parler de management, d’audace et de leadership. On doit susciter l’envie. Tous ces sujets peuvent être appréhendés très tôt. On doit arrêter de reproduire les schémas du passé, dépassés.

c/ Aligner la fiscalité avec les enjeux climatiques. Aujourd’hui on taxe de la même manière un produit qui vient de l’autre bout de la planète, qui fait travailler des gens dans des conditions sociales inacceptables, qui ne respectent aucune de nos normes environnementales, et un produit fabriqué localement par des entreprises qui s’engagent et respectent les normes. Sans parler de protectionnisme il faut qu’il y ait de l’équité à l’accès d’un marché. Les règles doivent être les mêmes pour tout le monde. Les moyens sont nombreux comme un taux de TVA responsable pour l’économie circulaire par exemple. Il faut prendre en compte les externalités négatives des produits fabriqués à l’autre bout de la planète. Il faut commencer à compter ce qui compte.

d/ Redonner une vision sur le temps long pour permettre aux entreprises de s’y inscrire et de conduire les transformations nécessaires. Nous avons besoin de cette vision stratégique : comment positionne-t-on la France ? dans le monde ? dans l’Europe ? Nous devrions lancer un travail collectif nous permettant de définir cette vision de la France à l’horizon 2050. Sans ce travail prospectif, sans vision ambitieuse, tout le monde se recroqueville sur ses positions et on n’avance pas.

Alors que la France dispose de tellement d’atouts…

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