Analyse économique
avril 2020
Dividendes, de quoi êtes-vous le nom ?
La période récente de stress économique a conduit de nombreuses voix à s’exprimer sur les dividendes, provoquant un tumulte témoignant à nouveau du faible niveau d’éducation financière de notre pays et de l’incapacité des autorités politiques et médiatiques à le relever. L’occasion de faire un point factuel sur un sujet généralement traité avec autant de passion que d’ignorance.
1) Qu’est-ce qu’un dividende ?
Rappel :
Le rendement du dividende est le rapport de celui-ci au cours de bourse de l’entreprise qui le paye (5 de dividende pour un cours de bourse de 100 = 5% de rendement)
Le taux de distribution (pay-out ratio) est le rapport entre le montant des dividendes et celui des bénéfices (5 de dividende pour un bénéfice de 15 = 33% de taux de distribution).
Un dividende est un transfert de liquidités de l’entreprise vers ses actionnaires. Par son activité et ses ventes, une fois payées toutes ses charges (fournisseurs, salariés, frais financiers, impôts, etc.), les entreprises génèrent des liquidités qui leur permettent d’investir pour dérouler leur stratégie (croissance, productivité). Une fois ces investissements réalisés, il peut encore rester des liquidités qui trouvent alors plusieurs usages :
• Le remboursement des dettes qui peut aller jusqu’à l’extinction de celles-ci et à l’accumulation de liquidités nettes.
• La croissance externe, par intégration horizontale, verticale, géographique, acquisition de concurrents, voire diversifications.
Concomitamment, l’entreprise peut allouer tout ou partie de ces liquidités au paiement de dividendes (ou en rachat de ses propres actions qui n’est pas le sujet -bien que très voisin- de ce commentaire). Selon sa rentabilité (capacité à générer du cash) et selon sa croissance (opportunités de l’investir), l’entreprise se trouve en capacité d’en distribuer à ses actionnaires une partie, en pilotant selon ses choix stratégiques et son niveau d’endettement.
La valeur de l’entreprise étant principalement constituée de sa capacité à générer du cash à long terme (que l’on peut appréhender via un modèle d’actualisation des cash-flows futurs), la distribution de cash par l’entreprise vient diminuer d’autant sa valeur actuelle.
Ainsi, une entreprise dont la valeur serait de 100 (son cours de bourse ou sa capitalisation) qui verse 5 de dividende voit sa valeur réduite de 5 une fois le dividende détaché.
Il n’y a donc aucune création de richesse ou de valeur par le mécanisme du paiement d’un dividende : il s’agit d’un simple transfert de valeur de l’entreprise vers ses actionnaires. Celle-là n’est donc pas plus « généreuse » que ceux-ci seraient « gâtés » par le versement d’un dividende. Il s’agit de l’arbitrage pour ceux-ci entre une perte en capital -l’action passant de 100 à 95- et le gain d’un revenu de 5.
Il apparaît déjà que le dividende ne correspond donc pas à « la rémunération » des actionnaires comme il est toujours présenté. Une confirmation en est donnée par la non-déductibilité de cette charge de la base du calcul de l’impôt sur les sociétés, alors que la rémunération du travail et la rémunération des créanciers (intérêts versés) le sont.
La seule richesse créée par cette opération est pour l’État : cette distribution donne en général lieu à fiscalité, car nos États sont organisés pour prélever systématiquement un impôt sur toute forme de revenus ; en France, et en retenant la situation la plus simple des personnes physiques, les impôts et les charges sociales cumulés sur les dividendes sont normalement de 30% (PFU, prélèvement forfaitaire unique), si bien que l’État prélevant 1,5 (30% de 5) l’actionnaire ne touchera que 3,5, mais perdra bien 5 en capital. Le seul gagnant au versement d’un dividende est donc l’État.
2) Pourquoi les entreprises payent-elles des dividendes ?
Ce « changement de poche » ayant un coût fiscal substantiel, d’autant plus que ce cash généré a déjà été fiscalisé au niveau de l’entreprise via l’impôt sur les sociétés, pourquoi les entreprises payent-elles des dividendes ?
Une entreprise déroulant sa stratégie de rentabilité et de croissance qui exige des investissements et des acquisitions peut se trouver avec une génération de liquidité excédentaire par rapport à ses besoins de financements. Elle peut juger ne pas devoir la conserver sauf à immobiliser une partie de ses actifs sans autre rentabilité que celle du marché monétaire où à prendre le risque de lancer des projets de croissance susceptibles de dégrader sa rentabilité et donc sans doute de s’éloigner de son plan stratégique. En rendant ces liquidités aux actionnaires, elle confirme qu’elle est à l’optimum de son arbitrage rentabilité-croissance.
En effet, dans une économie libre et ouverte, l’allocation du capital se fait normalement vers les projets ayant le meilleur couple rentabilité-croissance ajusté du risque pris. Comme il est du devoir du management et de la gouvernance de l’entreprise de s’assurer du bon usage des liquidités générées par l’entreprise -ie dans des projets rentables-, il est du devoir de ceux-ci en l’absence de tels projets de s’assurer de la réinjection de ces liquidités dans le système productif en le rendant aux actionnaires. Charge à eux de le consommer ou de le réinvestir dans les projets de leur choix.
Néanmoins, des stratégies financières peuvent contredire cette évidence. L’histoire économique montre que le cash ou la capacité à s’endetter sont des éléments stratégiques d’autonomie et de développement des entreprises. Dans les périodes de retournement cyclique, les entreprises génèrent moins de cash ou peuvent même en consommer et donc avoir besoin de liquidités. Dans ces périodes le système financier est aussi sous tension et les financements sont plus rares et plus chers. Dans le cas d’apports en fonds propres par augmentation de capital, ils se font souvent sur des évaluations faibles et peuvent s’avérer très dilutifs pour les actionnaires.
L’accumulation de cash par une entreprise peut donc être une stratégie préventive valable, voire nécessaire, pour les entreprises cycliques qui veulent passer ainsi le cycle sans dommage. Pour les entreprises peu ou pas cycliques, ce peut être une stratégie d’autonomie financière permettant d’être actives et agiles dans les moments troublés.
Ainsi, certaines entreprises paraissent avoir des bilans « surcapitalisés » parce qu’elles disposent de cash net ou de niveau d’endettement très faible permis par une génération de liquidités importante et assez régulière qui n’est pas totalement retournée aux actionnaires. Nestlé fait partie de ce type d’entreprises et certains ont critiqué son bilan trop solide. D’autres entreprises à forte rentabilité et à croissance significative accumulent rapidement des excès de liquidités, même en augmentant sensiblement leur taux de distribution, comme celui de l’Oréal qui est passé de 30% à 55% en vingt ans.
Mais on trouve aussi d’autres stratégies : un premier exemple peut être celui de Berkshire Hathaway, créée et présidée par le célèbre Warren Buffett, qui a toujours réinvesti ou conservé le cash généré par son groupe et qui capitalise 470 milliards de dollars. Sans avoir jamais versé un dividende, ses actionnaires ont pourtant bien été associés à la création de richesses du conglomérat. D’un autre côté, une entreprise comme Amazon, capitalise plus de 1000 milliards de dollars et n’a jamais versé de dividendes non plus. Financée en grande partie par ses clients qui la payent avant qu’elle ne paye ses fournisseurs, Amazon dispose ainsi par sa croissance -plus que par sa faible rentabilité- de moyens d’investir colossaux dans la distribution comme dans les services web.
La politique de distribution de dividendes est donc bien le résultat de la position (métier, secteur), de la stratégie de l’entreprise (croissance et rentabilité) et de sa stratégie financière. Elle est proposée par le conseil d’administration et approuvée par les actionnaires qui en sont propriétaires.
Les interventions ministérielles récentes cherchant à empêcher le paiement de dividendes par les entreprises paraissent pour le moins déplacées. En période de récession brutale et profonde, les conseils d’administration responsables vont évidemment bien évaluer la situation financière de l’entreprise avant de proposer un transfert de liquidités vers les actionnaires. Et éventuellement revoir les décisions qui ont été prises récemment au regard de la dégradation de l’activité. Il faut toutefois préciser au ministre, visant surtout des grandes multinationales françaises, que la génération de cash est permise par l’ensemble de leurs activités, dont la partie hexagonale est pour beaucoup devenue minoritaire ; opposer des dispositifs de soutien strictement nationaux comme le chômage partiel à des activités mondiales démontre l’incompréhension du phénomène de création de richesse par les entreprises.
Il oublie aussi que si les dividendes sont une source de fiscalité appréciable pour le Trésor, c’est aussi une source directe de revenus remontant des entreprises dans lesquelles l’État est actionnaire (Edf, Airbus, Engie, Orange, Renault, Safran, etc.). Occasion de rappeler d’ailleurs la performance très médiocre des entreprises où l’État est majoritaire (EDF, Orano-ex Areva, SNCF, Ports maritimes, France Télévision…), incapable de rentabilité et distribuant pour certaines des dividendes qui pourraient passer pour fictifs…
Occasion de rappeler aussi que cet appel infantilisant et moralisateur à la tempérance dans les dividendes est à mettre en face de l’impécuniosité de cet État si vertueux qu’il n’a pas équilibré un seul de ses budgets depuis 1974, et qu’il fait entrer la France dans une récession terrible avec un niveau de dette colossal, équivalant à 100% de son PIB (59% en Allemagne).
3) Pourquoi les actionnaires peuvent vouloir des dividendes ?
On l’a dit, le dividende est un arbitrage fiscalement coûteux de l’actionnaire entre une perte en capital et un gain en revenu. C’est donc à la nature des actionnaires qu’il faut s’intéresser et distinguer ceux qui ont une préférence pour la liquidité et une indifférence à la baisse du prix de leur action.
Séparons d’abord les actionnaires « institutionnels » des personnes physiques.
Au premier rang des institutionnels, on trouve les grands investisseurs que sont les fonds de pension et les assureurs. Ceux-ci ont des passifs à payer (retraites, protection médicale, indemnités, etc.) qu’ils assument avec les flux de revenus qu’ils perçoivent : intérêts, dividendes, loyers, etc. L’État français peut être classé dans cette catégorie.
D’autres investisseurs ont pu s’endetter pour acheter des actions ; le paiement des intérêts, et le remboursement de tout ou partie du principal de leur dette d’acquisition doivent donc être couverts par les dividendes qu’ils reçoivent. Au centre de ce schéma se trouvent les fameux fonds de LBO (Leverage Buy Out), qui doivent impérativement tenir les flux prévus dans leurs opérations au risque de tout perdre et de mettre en défaut l’entreprise acquise.
Les personnes physiques peuvent aussi être demandeuses de dividendes, si elles sont indifférentes à la baisse du prix de l’action lors du détachement du dividende et si elles ont besoin de revenus. On trouve dans cette catégorie de nombreux actionnaires d’entreprises souvent familiales au départ. Ces dividendes viennent financer tout ou partie du train de vie de cette population qui s’élargit, notamment aux États-Unis, à de nombreux retraités qui ont directement investi pour compléter des retraites modestes dans des plans de capitalisation créés à cette fin dans beaucoup de pays. Enfin, nombre de créateurs et chefs d’entreprises se payent peu en salaires et complètent leurs rémunérations avec les dividendes, ce qui lie bien leur prospérité personnelle à leur succès.
Conclusion : la rémunération de l’actionnaire
Se focaliser sur le dividende comme étant le seul cœur de la rémunération de l’actionnaire est donc une erreur autant pour les entreprises que pour l’opinion publique. La politique de dividende en revanche mérite d’être bien construite et communiquée par les entreprises. Elle est un signal avancé de la croissance, de la profitabilité future et de la liquidité de l’entreprise. Sa clarté et sa stabilité sont de nature à réduire le risque perçu par l’investisseur quant au déploiement de la stratégie de celle-ci, bien davantage qu’un élément critique de sa rémunération. Celle-ci, comme le rappelle excellemment la lettre Vernimmen, doit s’écrire pour une année donnée : (V1- (Vo-D1)) / Vo, V1 est la valeur de vente à l’échéance, Vo la valeur d’acquisition et D1 le dividende perçu, qui vient comme une correction du prix initial, comme un remboursement partiel de celui-ci. Ainsi pour une année donnée, l’actionnaire qui achète 100 une action qui verse un dividende de 5 et qui la revend 105 un an plus tard obtiendra une rémunération de 10% avant fiscalité. Mais pour revendre à 110, encore faut-il que l’entreprise soit capable d’une croissance rentable et que le marché la reconnaisse justement… Toute une autre histoire !