Analyse économique
mai 2016
Capitalisme, concurrence et libéralisme
Evoqué le mois dernier dans la décade, le niveau élevé atteint par les marges des entreprises américaines questionne. Il nous a semblé utile de creuser le sujet.
Une des raisons de cette profitabilité serait une plus grande concentration de l’activité économique. La moindre concurrence permettrait aux entreprises d’extraire une rente plus élevée. Le Conseil Economique de la Maison Blanche vient d’ailleurs de publier une note très intéressante sur le sujet (Benefits of competition and indicators of market power, Council of Economic Advisers Issue Brief, Mai 2016). Si elle ne traite pas directement de la question des profits des entreprises, elle pose la question de l’évolution du niveau de concurrence dans l’économie américaine.
Premièrement, on observe effectivement une plus grande concentration des affaires dans de nombreux secteurs. Comparant la part de marché des cinquante plus grandes entreprises dans différents secteurs entre 1997 et 2012, la note constate une augmentation de la concentration. Le mouvement est particulièrement fort dans les secteurs des transports, du commerce de détail, de la finance. Deuxièmement, on observe que les profits se concentrent. Là où les 10% d’entreprises les plus rentables avaient un taux de rentabilité deux fois supérieur à la rentabilité médiane jusqu’en 1990, un rapport à peu près stable depuis vingt-cinq ans, ce rapport a explosé depuis lors pour atteindre un ratio de cinq fois. Troisièmement, on observe une baisse du taux de création d’entreprises. Ces deux derniers facteurs peuvent effectivement être le signe d’une augmentation du pouvoir de marché des entreprises existantes et des barrières à l’entrée, ce qui diminue la concurrence.
Table 1: Change in Market Concentration by Sector, 1997-2012
Figure 1: Return on Invested Capital Excluding Goodwill, U.S. Publicly-Traded Nonfinancial Firms, 1965-2014
Trois causes sont évoquées comme pouvant expliquer cette baisse de la concurrence : le comportement des entreprises, les opérations de concentration et une plus grande réglementation. A titre d’illustration, alors que dans les années 50, 4% des emplois américains étaient dans des professions réglementées, le ratio est maintenant de 24%. Sur le deuxième aspect, le secteur bancaire est un exemple flagrant de ce mouvement de concentration.
Cette plus grande concentration a pour conséquence une augmentation des prix pour les consommateurs et une réduction des incitations à l’innovation, ce qui pèse in fine sur la croissance de la productivité. La concurrence est aussi un facteur positif pour les travailleurs. La concurrence entre les entreprises pour obtenir la meilleure main d’œuvre soutient les salaires. La note prend l’exemple inverse des villes qui se sont construites autour d’une seule usine au XIXème siècle. Dans un bassin d’emploi, les travailleurs étaient pieds et poings liés. Comme le disait John Hicks, « le meilleur des bénéfices d’un monopole est la tranquillité ».
Fernand Braudel a insisté sur la distinction entre économie de marché et capitalisme. Si ces deux mots sont souvent associés dans une certaine doxa économique, Braudel a montré que le capitalisme, au-delà de la simple propriété privée des moyens de production, constitue en fait un ensemble d’activités distinctes de la seule économie de marché qui est faite des échanges habituels, transparents. Par la mobilisation de capitaux, il va viser à contourner les mécanismes normaux de l’échange, parfois au bénéfice de tous, mais aussi parfois pour se ménager une situation privilégiée, souvent avec la complicité de l’Etat, le capitalisme de connivence. D’une certaine manière, le capitalisme vise toujours la rente.
L’opinion générale fait souvent du libéralisme le corpus idéologique sous-jacent au capitalisme. Il est souvent réduit à sa version « manchesterienne », c’est-à-dire au laisser-faire absolu, qui, par la tendance du capitalisme à la concentration, peut déboucher sur des situations de monopole. C’est ce qui s’était passé à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, lorsque la Standard Oil de Rockefeller avait fini par contrôler 90% de la production de pétrole. Suite à cette période, la pensée libérale, notamment en Europe continentale, a toujours reconnu l’importance d’une concurrence libre et non faussée et le rôle de l’Etat pour la garantir. En réalité, le libéralisme bien compris reste le meilleur remède aux excès du capitalisme. Le refus des fusions de Halliburton et Baker Hughes dans le pétrole, De Pfizzer et Allergan dans la pharmacie, et de Staples et Office Depot par les autorités américaines annoncent peut-être une reprise de conscience collective que la concurrence c’est le progrès.