Au fil des lectures : reçu 10/10
mars 2022
« Une vérité appartient, non pas au premier qui la dit, mais au premier qui la prouve. » (traité 1ère ed.)
Balzac, relire la Comédie Humaine au XXIe siècle – Alexis Karklins-Marchay.
Éditions Ellipses
Pour comprendre l’économie, bien sûr la lecture des économistes est la voie la plus directe et la plus complète. Mais elle peut paraître aussi la plus difficile et la plus absconse. Nombre de grands auteurs de romans donnent accès à des matières que leurs lecteurs n’auraient pas eu l’occasion ou le courage d’aborder : ainsi Jules Verne pour la géographie et la science, Stendhal, Dumas ou Yourcenar pour l’histoire, Proust pour la sociologie et la psychologie etc. c’est le talent des grands auteurs de fiction d’aujourd’hui et d’hier de savoir nous parler non pas d’eux-mêmes mais de raconter leur époque et leur monde en nous parlant aussi de nous. Et certainement Balzac (1799-1850) est l’un des meilleurs d’entre-eux. C’est en tout cas ce que démontre très bien Alexis Karklins-Marchay qui, dans une sorte de bréviaire, rend à l’auteur du XIXe toute son actualité en ce début de XXIe siècle. Comme l’écrira le philosophe Alain, « j’ai plus appris dans Balzac que dans les philosophes et les politiques ».
« Observateur exceptionnel et véritable visionnaire, l’auteur de la Comédie humaine comprend que le peuple français est chauvin, inconstant, versatile, passionnel, éruptif, obsédé par l’apparence et l’égalitarisme, peu respectueux des lois et de l’autorité. Il dénonce les méfaits de l’administration pléthorique, de la fiscalité et de la centralisation. Il déplore la saleté, la paupérisation et le coût de la vie à Paris. Il rédige un véritable traité d’économie politique et fournit des pistes pour combattre le sous-développement ainsi que la pauvreté. Il souligne le rôle décisif des entrepreneurs. » écrit l’auteur.
Pourtant, si Balzac ne semble pas avoir lu Say, sa compréhension de l’économie est bien convergente et témoigne d’une lecture juste des forces en mouvement pour le développement, le maintien et la distribution de la prospérité comme des obstacles que les ignorants ou les idéologues mettent en son travers. C’est bien ce qui ressort du chapitre que Karklins-Marchay consacre aux considérations économiques de Balzac qui se retrouvent grandement dans Le Médecin de campagne, Illusions perdues, César Birotteau ou La Maison Nucingen, dans lesquels se retrouvent la plupart des citations qui suivent.
Balzac est d’abord défenseur de la liberté individuelle et comprends que la prospérité repose sur celle de l’entrepreneur : « pour civiliser, pour créer des productions, il faut faire comprendre aux masses en quoi l’intérêt individuel s’accorde avec les intérêts nationaux ».
La liberté de commerce est à ce titre essentielle : « attaquer la liberté commerciale à cause de ses inconvénients ce serait attaquer la justice sous prétexte qu’il y a des délits qu’elle ne punit pas, ou accuser la Société d’être mal organisée à cause des malheurs qu’elle engendre ». Il se méfie donc de l’interventionnisme étatique « tout gouvernement qui se mêle du commerce et ne laisse pas libre, entreprend une coûteuse sottise : il arrive au maximum ou au Monopole ». L’écrivain est aussi convaincu que la libre concurrence est nécessaire pour laisser l’innovation passer.
Mais l’économie a besoin de stabilité politique pour assurer la bonne marche des affaires. Toute économie doit par ailleurs être diversifiée pour être pérenne et rechercher à se développer à l’extérieur de ses frontières : « pour créer de nouvelles fortunes et accroître la richesse publique, il faut faire à l’extérieur des échanges qui puissent amener un constant actif dans sa balance commerciale. » Belle référence à la grave situation de la France que la Décade rappelait le mois dernier.
Également, Balzac valorise le travail, celui des ouvriers et des prolétaires, liés directement à la production par rapport à celui de professions moins utiles voire inutiles. « Qui travaille mange et qui mange pense ». Il vilipende à cet égard « le fisc qui est de sa nature stupide et antisocial ; il précipiterait une nation dans les abîmes du crétinisme, pour se donner le plaisir de faire passer des écus d’une main dans une autre ». Moins efficace qu’une entreprise privée, l’État doit se désengager de la vie économique. « Quant aux fabriques du gouvernement c’est un non-sens : l’État obtient des produits plus coûteux que ceux du commerce, plus lentement confectionnés…était-ce administrer un pays que d’y fabriquer au lieu d’y faire fabriquer, d’y posséder au lieu de créer le plus de possessions diverses ». Et sur la fiscalité Balzac défend la taxe sur la consommation comme le seul impôt valable en temps de paix.
Quant à l’indépendance financière qui est à mettre en face de notre phénoménal endettement public : « surtout ne pas laisser les étrangers toucher des intérêts en France, car ils nous en demanderont un jour le capital ; tandis que si toute la rente est en France, ni la France ni le crédit ne périront. » Bel avertissement à l’agence France Trésor qui fait la promotion de la dette française auprès des investisseurs internationaux !
Balzac est logiquement un apôtre de la décentralisation : « la loi est uniforme, les mœurs, les terres, les intelligences ne le sont pas ; or l’administration est l’art d’appliquer les lois sans blesser les intérêts, tout y est donc local. ». Notre centralisme se trouve donc par définition ennemi de l’autonomie des agents qu’exige une administration favorisant la prospérité.
Enfin, signalons l’observation admirative que Balzac fit des entrepreneurs, qui se caractérisent par un engagement obsessionnel – parfois jusqu’à l’aveuglement – pour leur entreprise, la patience, les efforts qu’ils produisent, les risques qu’ils prennent en cherchant à anticiper et à saisir les opportunités. Ils s’opposent au pessimisme et à la critique qui font partie de cet esprit français freinant toute initiative. S’agissant de l’échec de l’entrepreneur, Balzac plaide pour l’oubli, et pour la capacité à renaître qui est de son tempérament. A la condition que le succès ne monte pas à la tête car « la prospérité porte avec elle une ivresse à laquelle les hommes inférieurs ne résistent jamais » ; « nous serons modestes dans la prospérité. D’ailleurs tant qu’un homme est dans le commerce, il doit être sage dans ses dépenses, réservé dans son luxe, la loi lui en fait une obligation ; il ne doit pas se livrer à des dépenses excessives ». Car en fait, le vrai succès d’un projet se mesure finalement à la sensation d’accomplir.
Et Balzac aura toujours échoué comme entrepreneur, n’aura pas été sage dans ses dépenses, mais a formidablement réussi dans son œuvre ! Et c’est cet accomplissement tellement éclairant sur nous-mêmes que nous fait partager Karklins-Marchay et qui invite à sa lecture.