Au fil des lectures : reçu 10/10
septembre 2015
« Une vérité appartient, non pas au premier qui la dit, mais au premier qui la prouve. » (traité 1ère ed.)
Maurice Garçon. Journal 1939-1945.
Les Belles Lettres 2015.
Les 700 pages du journal de Maurice Garçon (1889-1967) nous ont violemment transportés de l’éclatant soleil estival vers la sombre occupation. Essayiste, romancier, aquarelliste… il fût surtout l’un des avocats les plus lancés de sa génération.
Son terrible, honnête et passionnant témoignage ne parle pas d’économie, sauf de pillage et de pénurie. Pourtant, au détour d’une page, cette histoire toute d’actualité… :
-9 août 1941-
A Poitiers, je m’entretiens avec un libraire. Conversation bien instructive touchant l’évolution de nos idées économiques.
Il est en grande fureur parce que Gibert pose la prétention d’ouvrir une boutique rue Gambetta, pas loin de chez lui. Gibert est un libraire parisien du quartier Latin que je connais un peu. Il n’est pas intéressant, montre dans ses manières d’opérer de la canaillerie, mais il faut bien reconnaître que c’est un grand libraire. Tandis que son frère tient boutique sur le quai St Michel, il a ouvert trois grands magasins boulevard St Michel, au coin de la rue de l’Ecole de Médecine et aussi au coin de la rue Racine. Il a transformé le commerce du livre en traitant cette marchandise comme font ces grands magasins pour ces objets qu’ils débitent. Entrée libre et débit énorme. On vend du neuf et de l’occasion. Les jeunes gens et les étudiants s’y pressent. Il y a là aussi un stock énorme. On trouve immédiatement ce qu’on veut et pas cher. Les vendeurs connaissent bien leur affaire. Si un ouvrage manque, on vous le procure dans la journée. Le chiffre d’affaires est considérable. Il en résulte qu’il est détesté de la corporation et béni par une clientèle très étendue. Nécessairement une pareille manière de comprendre son commerce l’amène à faire aux autres une concurrence très dure. Il consent des rabais sur les livres neufs que les éditeurs veulent l’obliger à vendre au prix marqué. On lui a coupé ses comptes et les éditeurs, pour le punir, ont décidé de ne lui vendre qu’au comptant et au prix fort. Il s’est procuré de la marchandise par des moyens détournés et des hommes de paille. On a bagarré plusieurs années, puis on s’est arrangé. En ce qui touche les livres d’occasion on ne pouvait rien lui dire. Il a mené un combat sévère. Il est aujourd’hui celui de la rive gauche qui est le plus achalandé et qui a la meilleure clientèle.
Il y a deux ou trois ans, il a ouvert quelques succursales à Poitiers. Il s’est installé dans une petite rue près de la poste. On s’y est rué. Au lieu, comme les libraires de Poitiers, de manquer de tout et de faire attendre quinze jours la venue d’un livre qu’il ne peut fournir immédiatement, il commande à Paris par téléphone et a organisé un système de transports rapides qui ne lui fait jamais demander plus de vingt-quatre heures pour satisfaire un client.
Aujourd’hui il a la prétention de s’agrandir et veut s’installer rue Gambetta, en face l’église St Porchaire. Mais il a compté sans les réglementations actuelles instaurées par la « Révolution nationale ». On ne peut ouvrir de commerce ou déménager sans une permission du Préfet.
Les libraires de Poitiers s’emploient à entraver l’établissement de Gibert. Celui à qui j’ai parlé mène le branle, il m’a fait entrer dans son bureau et m’a ouvert son dossier. Il m’a lu toutes les lettres adressées au préfet, au ministre du Commerce, à Pétain lui-même. Jusqu’à présent c’est Gibert qui triomphe mais ce n’est semble-t-il qu’un succès provisoire, et je ne doute pas qu’il touche bientôt les épaules. Les organismes corporatistes s’en mêlent : la chambre de commerce, le syndicat local, le syndicat des libraires de France. On rédige des mémoires, on envoie des suppliques. Tout le monde est alerté.
Le dossier que j’ai vu ainsi rappelle étrangement ceux qu’on établissait aux XVIIème et XVIIIème siècles, avant l’ordonnance de Turgot. C’est la négation complète de la liberté du commerce et de l’industrie à laquelle nous devons pourtant un siècle de prospérité. Il semble qu’on a tout oublié et qu’on n’ait rien appris. Nous revenons à des erreurs que, bien avant la Révolution, Louis XVI lui-même avait effacées.
Mon libraire, pendant qu’il me parlait, avait pris une tête butée. Il était indigné qu’une concurrence pût le sortir de ses habitudes routinières. Sans concurrence tout est stagnation, et toute émulation utile au consommateur est morte. On continuera à Poitiers à ne rien trouver. Depuis tant d’années que j’y vais, j’ai renoncé à y trouver autre chose que les derniers romans parus, qu’on n’y peut d’ailleurs plus acheter lorsque les quatre ou cinq exemplaires qu’ils ont reçus en dépôt sont vendus. J’ai plus vite fait d’écrire moi-même à Paris lorsque je veux quelque chose.
Pourtant ce système d’économie dirigée est à la mode. On dirige si bien qu’on tue l’effort, l’intelligence. Un tel système ne peut s’instaurer qu’au préjudice du consommateur. Sans doute le complément nécessaire est la fixation des prix. Mais on n’aboutit qu’à un étatisme déplorable d’où toute initiative individuelle est morte. Nous allons voir d’ici quelques années de curieuses choses. Il faut voir à cela deux raisons, je pense. La première est le désir secret du gouvernement actuel d’abroger tout ce qui constitue un semblant de liberté pour revenir au système de la France monarchique : influence de Maurras et de quelques autres. La seconde est que notre système de liberté avait amené de grands abus, notamment en permettant les accaparements et les trusts. Mais la faute en était moins au système qu’aux hommes. La corruption de certains dirigeants d’une part, la veulerie des magistrats, d’autre part, qui ne condamnaient pas et n’appliquaient pas la loi, ont fait tout le mal.
Et parce que les hommes n’ont pas fait leur devoir, on démolit l’institution même. Je crains que nous n’ayons beaucoup à en souffrir.