Au fil des lectures : reçu 10/10
mars 2024
« Une vérité appartient, non pas au premier qui la dit, mais au premier qui la prouve. » (traité 1ère ed.)
Raymond Aron (1905-1983), 40 ans après sa mort. Une absence coûteuse.
Disparu en octobre 1983 Raymond Aron n’a pas reçu en fin d’année dernière les hommages que son œuvre et sa personne méritent. La Décade se permet donc avec retard de saluer l’œuvre d’un penseur majeur du XXe siècle dont on ferait un usage bien utile si on savait s’en inspirer en ce début de XXIe.
Certes, Aron n’est pas un économiste, mais sa pensée philosophique et sociologique englobe les problèmes économiques. Car sa démarche et son état d’esprit permettent de comprendre l’économie en la sortant de l’idéologie. Le libéralisme n’est pas une idéologie mais l’expression de l’esprit dans la constance de principes dont le premier est le respect de la liberté individuelle. Car est idéologue tout philosophe qui déduit l’histoire de sa propre philosophie. C’est au contraire la connaissance historique qui doit fournir au philosophe sa matière à penser. D’où la contradiction que Aron a apporté au marxisme et son étonnement de le voir continuer d’inspirer une certaine intelligentsia française alors que les méfaits du stalinisme et les échecs du communisme étaient patents. Que dire de la poursuite de cette inspiration qui nourrit encore aujourd’hui analyses et discours qui se retrouvent en France, dans son université, son assemblée nationale, ses syndicats… ?
« Si la tolérance nait du doute, qu’on enseigne à douter des modèles et des utopies, à récuser les prophètes du salut ». Tous les prophètes devrait-on dire, maintenant que les prophètes de l’apocalypse sont ceux qui abondent le plus et qui veulent soumettre toute pensée et diriger la société. Le scepticisme d’Aron n’est pas un refus de valeurs, mais l’exigence d’un réalisme qui tient compte des croyances que les hommes peuvent même préférer à leurs intérêts. Et d’opposer ainsi Marx et Tocqueville (Essai sur les libertés 1965) : le premier annonçant l’oppression par l’exploitation et l’expropriation alors que le second affirme dans La Démocratie en Amérique : « l’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemble à rien de ce qui l’a précédée dans le monde (…) Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire : je vois une foule innombrable d’hommes, semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de vulgaires et petits plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart et comme étranger à la destinée de tous les autres ; ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux mais il ne les voit pas. (…) Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, prévoyant et doux.(…) il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir ; il travaille volontiers à leur bonheur, mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre. »
Car l’on doit aussi à Aron d’avoir donné en France toute la visibilité que Tocqueville mérite et qui était pourtant la sienne à l’étranger. Et Aron de poursuivre dans ses Mémoires (1983-p.727) la pensée de Tocqueville :
« les sociétés occidentales, européennes en particulier, souffrent de ce qu’on appelle le nihilisme ; les hommes de pensée se sentent incapables de fonder en rigueur leurs croyances et leurs pratiques ; nombre d’entre-eux s’avouent incapables de choisir entre elles autrement que par émotion, humeur ou habitude. Ces sortes de spéculation, qui témoignent du discrédit de la raison dominaient la scène intellectuelle au cours des dernières années de la république de Weimar. (…) Le progrès économique crée une multitude de petits bourgeois soucieux de leur statut, repliés sur eux-mêmes (…) Nietzsche détestait à l’avance ce que Tocqueville annonçait : « le despotisme tutélaire ». Peut-être ce dernier remplacerait-il le mot despotisme par État Providence, ne serait-ce que pour distinguer les despotismes doux, sociaux-démocrates, des despotismes violents et cruels, a parti unique. » Et plus loin : « S’il s’agit des apocalypses possibles, des menaces qui pèsent sur l’humanité, je sais où chercher la foi et l’espérance. Contre les maux de la civilisation industrielle, les armes nucléaires, la pollution, la faim ou la surpopulation, je ne détiens pas le secret des remèdes miraculeux. Mais je sais que les croyances millénaristes ou les ratiocinations conceptuelles ne serviront à rien ; je préfère l’expérience, le savoir et la modestie. Si les civilisations, toutes ambitieuses et toutes précaires, doivent réaliser en un futur lointain les rêves de prophètes, quelle vocation universelle pourrait les unir en dehors de la Raison ? »
En plus de (re)lire Aron, le lecteur de la Décade peut se nourrir des contributions variées publiées par « Génération Libre » et lire sa biographie par Nicolas Baverez