Au fil des lectures : reçu 10/10
février 2024
« Une vérité appartient, non pas au premier qui la dit, mais au premier qui la prouve. » (traité 1ère ed.)
Pour les faits, Géraldine Muhlmann Éditions Les Belles Lettres
Les « fake news » qui véhiculent le faux et enterrent le vrai, au risque de susciter de dangereuses ambitions de légiférer, témoignent de l’effacement du réel. Le réel repose sur des faits qui ont une matière qui se ressent, s’éprouve, s’impose. Ils sont communicables et ont valeur universelle. « Les faits sont têtus » écrivait Mark Twain, repris ensuite par Lénine. Pourtant notre époque se caractérise par la fragilité des faits : c’est ce qui inquiète Géraldine Muhlmann qui nous propose un diagnostic et quelques voies indispensables aux démocraties pour rétablir la valeur des faits. Et l’économie n’est évidemment pas absente du sujet.
La croyance dans l’existence des faits est essentielle à nos démocraties, et ceux-ci sont généralement véhiculés par un témoin qui bénéficie de la confiance de ceux qui les découvrent quand il les rapporte. La surabondance des faits « accessibles » et la perte d’autorité des figures qui rapportaient les faits (journalistes, scientifiques, enseignants, dirigeants…) conduisent à la constitution d’une « bulle conversationnelle » entre gens qui entretiennent les mêmes biais et qui ne peuvent plus être touchés par l’universalité des faits. C’est à la fois la hiérarchie des faits qui est bouleversée, mais leur réalité même qui s’en trouve contestée : ainsi le concept de « faits alternatifs » imaginé par Kellyan Conway, conseillère de Trump au début de sa mandature.
De tout temps, la matière factuelle représente une difficulté pour notre cerveau : « le plus difficile n’est pas de décrire ce que l’on voit, mais de voir ce que l’on voit » (Péguy). Mais la curiosité -qui n’est pas un défaut- et le débat qu’autorisent l’éducation et la démocratie doivent conduire les individus à une forme de discernement qui permette aux faits de s’imposer. Quelle décision, individuelle ou collective, peut être prise valablement sans certitude des faits ? Le confort de la confirmation des opinions, la complaisance pour l’information fausse ou non vérifiée reposent sur l’absence de volonté et d’effort, qu’entretiennent les réseaux sociaux. Et du coup ceux-ci offrent tous les moyens de manipulation aux prophètes et aux chefs pour faire et dominer les opinions qui n’entendent plus les savants.
L’entretien du doute n’est plus un moyen d’avancer vers la connaissance en éliminant ses propres biais mais au contraire le moyen pour les esprits affaiblis de contester la réalité pour en inventer une qui leur convienne : les conspirationnistes refusent ainsi l’information qui ne les conforte pas dans leur identification au groupe, à l’opinion qu’ils ont choisi ou qui leur est imposée sans qu’ils en aient conscience.
Ce trait de notre époque marquant la fragilité des faits touche bien sûr la matière économique, surtout dans notre pays qui part d’un niveau d’éducation très faible. Évidemment les statistiques sont la première victime : elles sont vulnérables de naissance, le grand statisticien Jean-Louis Boursin les ayant qualifiées de possible « forme scientifique du mensonge ». Sans en contester la réalité mais en éduquant au contraire sur l’usage et la présentation qui peuvent en être faits. Les faits et chiffres économiques se retrouvent souvent sous la forme de statistiques ; aussi est-il courant de voir la réalité économique tue ou dissimulée par l’entretien d’une méfiance à l’égard des statistiques -qualifiées de fausses ou biaisées- qui se prévaut aussi d’un mépris à l’égard de l’intendance. Récemment le Ministre de l’Économie a ainsi pu dire qu’en matière de réduction des dépenses publiques « le plus dur est devant nous » : drôle d’expression qui sous-entend que la direction a été prise et une partie du chemin accompli : pourtant les dépenses publiques en 2023 ont atteint un niveau record qui se traduit par un déficit de 4,9% du PIB, le plus élevé des grands pays de la zone euro. Alors en économie comme pour le reste, l’exigence démocratique doit être celle de la vérité des faits. À la suite des éclairages de Géraldine Muhlmann on lira avec attention « Factfulness » de Hans Rosling (2018).