Parole d’entrepreneur
février 2021
Hervé Bizeul – Vigneron
Le Clos des Fées
Un vigneron, entrepreneur du temps long
L’école hôtelière d’abord, la passion du vin ensuite conduisent Hervé au titre de Meilleur Jeune Sommelier de France en 1981. Alors restaurateur à Paris, l’un de ses clients lui propose de prendre la plume pour lui, Jean-Pierre Coffe. Le voilà journaliste. S’en suit une collaboration de vingt ans sur l’écriture de livres et de productions multimédias, et une carrière de pigiste sur le vin et les produits agro-alimentaires. Plus un annuaire, Grappes.
Hervé répond à l’appel insistant du Sud, au besoin de changer de vie, au besoin d’entrer dans le « faire ».
Il commence à faire un peu de vin. Dans son garage. Ou au fond d’une cave prêtée par un ami où malgré la fatigue et le désespoir, la gaieté, la passion et l’inconscience donnent naissance à un premier millésime 1998 chaud et sec, et permet à ses idées et ses méthodes, nouvelles dans la région, de proposer des vins uniques.
Le domaine fait aujourd’hui 45 hectares et produit 250 000 bouteilles, beaucoup de Côtes du Roussillon « Sorcières » et quelques vins plus compliqués, « Passat Minor », « Vieilles Vignes », ou encore le Sémillon « Un Faune avec son fifre sous les Oliviers »…
Des productions portées par sa vision très « don Quichotte » que l’on peut changer les choses. Mais qui ne laissent jamais indifférents.
Et bien sûr la petite Sibérie, cadeau du ciel d’un vin exubérant provenant d’une parcelle traversée plus de 200 jours par an par un vent glacial venu du nord-ouest, et dont la dégustation laisse un souvenir inoubliable.
« Le Roussillon permet cela, en fait. Il n’y a que des handicaps ici, mais l’innovation, souvent, c’est de transformer les handicaps en avantages »
www.closdesfees.com
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1) Pourquoi être devenu entrepreneur ?
Je ne suis pas certain qu’on le devienne. Je pense que c’est une affaire de génétique, de naissance en tout cas. On l’est ou on ne l’est pas, et ce souvent depuis l’enfance. On dit souvent entrepreneur « dans l’âme ». Voilà. C’est banal, mais j’ai l’impression d’avoir toujours été entrepreneur « dans l’âme ». Ah, et, aussi, le mot n’ayant rien de honteux dans ma bouche, un commerçant. À 10 ans j’aidais ma sœur employée d’un fleuriste à emballer des sapins de Noël, gratuitement. À douze, je vendais du muguet dans la rue le premier mai. À dix-huit je ratais de peu la « bourse Évian Badoit des jeunes talents » avec un projet déjà inscrit dans l’économie sociale et solidaire.
On a la soif d’entreprendre en soi. La fameuse fibre, celle qui fait d’une plante ce qu’elle est. L’envie, le besoin de créer, profondément. Après, on peut, on doit même, choisir le « type » d’entrepreneur que l’on aspire à devenir. Il y en a, à mon sens, plusieurs « races » comme il en est des chiens ou des chats et, comme dans la dernière pub pour HSBC, « nos différences sont notre seul dénominateur commun ». J’aime bien le modèle de Michel Albert, ce « capitalisme Rhénan », qui prône le partage du pouvoir, du savoir et de l’avoir, avec ce soupçon de paternalisme, passé de mode. Je suis fier de gérer en « bon père de famille ».
J’aime, je l’avoue, être un « petit » entrepreneur. Le radical-socialisme des Corbières, le respect de Jaurès pour les petits patrons, j’en suis proche, culturellement, politiquement, géographiquement, dans mon cœur et dans mes actes. Ça tombe bien car dans le vin, l’entrepreneur se heurte violemment à une force contre laquelle il ne peut rien : le temps long. Le temps de planter, d’accepter des saisons qu’on ne peut changer, le travail avec le vivant qui n’en fait qu’à sa guise, l’inertie terrifiante du monde du vin, seul modèle commercial ou le buveur fait toujours grand cas d’un classement fait en… 1855. Il faut être un peu fou pour entreprendre dans le vin. Où très sage. Je ne sais pas. En tout cas très patient. Accueillir. Ce n’est pas la qualité première de l’entrepreneur, j’en ai peur. Dans la vigne, c’est essentiel. Sinon on est très malheureux.
2) Le chef d’entreprise est-il le seul à entreprendre ?
Peut-il entreprendre seul… L’entreprise est pour moi une « Gestalt », une sorte d’être magique, hybride où des idées, des projets, des êtres humains, des folies et des raisons, de l’ordre et de la rébellion, des êtres et des machines se mêlent sans savoir jamais qui est essentiel, qui est à la source de la réussite. Je suis finalement plus un artisan qu’un entrepreneur. Je ne sais travailler qu’avec quelques dizaines de personnes, je ne saurais sans doute pas piloter un grand paquebot. Entreprendre, c’est « se mettre à faire ». J’aime cette définition. Se prendre en charge. Décider de son destin. Rêver son futur et se mettre en mouvement pour le réaliser. Alors non, bien sûr, bien d’autres métiers entreprennent. L’entrepreneur a choisi le risque individuel qui peut aller contre son intérêt, mais qui profite à la collectivité comme le décrit Nassim Nicolas Taleb. Mais pour paraphraser le Ratatouille de Disney, « tout le monde peut entreprendre…». À son niveau, à sa vitesse. Les artistes en tête.
3) Pour vous, qu’est-ce que la création de valeur ?
C’est la clé. C’est un « regard », éveillé, joyeux, joueur sur les gens, les choses, la société, le passé et le futur. Comme dans le journalisme ou la photo, un « angle », de vue, de décision. Une façon de voir les choses. C’est le réacteur de l’entrepreneur, ce qui fait la valeur avec la capacité à se projeter dans le futur, d’élaborer des scénarios qui se réaliseront ou pas. C’est ce qui fait notre richesse et notre décalage, parfois.
4) Quelles sont les trois ou quatre mesures à prendre pour améliorer
le développement des entreprises françaises ?
Je n’aime pas me plaindre, ni critiquer sans proposer en même temps une solution alternative. Me vient à l’idée le « droit à l’erreur ». Voilà une mesure qui a profondément changé les rapports entre l’administration et les entreprises. Dans le vin, nous sommes soumis à tant de normes… Nous fabriquons une drogue légale, hyper contrôlée, hyper taxée, détestée par les nouveaux pouvoirs hygiénistes et écologiques, et donc le vigneron est en permanence angoissé à l’idée d’avoir mal rempli un formulaire et non de ne pas voir démarrer son tracteur. Cette mesure simple a détendu l’atmosphère. Le droit à l’erreur a enlevé beaucoup de pouvoir à des administrations qui font régner une sorte de terreur, celle d’avoir fauté, même par maladresse. Changer cette forme d’hostilité, le mot est fort, mais juste, arrêter pour les fonctionnaires de nous voir comme des ennemis et devenir partenaires. Nous devrions être encouragés à produire plus de valeur, dont plus d’impôt. Il faut aimer ses vaches si l’on veut avoir du lait…
Et puis des banalités, j’en ai peur, sans doute cent fois citées… La stabilité de la Loi, ou une imposition acceptable, comme l’est la Flat Tax, un vrai progrès. Je vois les verres à moitié pleins, je trouve qu’on a progressé.
Un seul vœu, après avoir frotté la lampe ? Je crois que permettre aux entrepreneurs de pénétrer dans les écoles serait la chose le plus importante et la plus fructueuse. J’aimerais, moi qui ai quitté l’école à 15 ans puis y suis retourné ensuite pour m’épanouir dans l’enseignement technique, expliquer que la seule voie de réussite n’est pas L’ENA, mais que l’entreprise est un monde aussi coloré et luxuriant que celui d’Avatar, où tout le monde peut se réaliser. Parler aux enfants, mais aussi aux mères, pour qu’elles soient fières de leurs enfants futurs entrepreneurs…