Il nous l'avait bien dit
octobre 2019
« Ce qui fait le lien de la société »
Quelques semaines avant sa mort (1831), Jean-Baptiste Say prononçait son dernier discours d’ouverture du cours d’Économie Politique au Collège de France. Leçon de modestie valable pour les gouvernants comme pour les gouvernés…
« Je ne peux m’empêcher de citer une anecdote rapportée par l’abbé Galiani1:
« Un Napolitain sortait un matin de chez lui pour aller à la messe, et de là voir sa maîtresse selon la coutume. Il rencontre un de ses amis qui lui apprend que le vice-roi vient de mourir. Le napolitain est étonné, et commence à réfléchir.
Un peu plus loin, on lui dit que la nouvelle de la mort du pape est arrivée, et que le cardinal archevêque est parti précipitamment pour Rome : l’inquiétude le prend ; il craint que la machine sociale ne puisse pas subsister.
Enfin, il apprend que le président du Conseil d’État est tombé en apoplexie ! Pour le coup, notre napolitain n’est plus maître de lui, convaincu que tout va être bouleversé, il se sauve chez lui, il se barricade et dans l’attente d’un pillage général, il passe la nuit dans des transes mortelles.
Le lendemain, dès que le jour paraît, persuadé qu’on assassine dans les rues, il se lève avec précaution, il écoute ; et comme il entend son voisin faire du macaroni, comme à l’ordinaire, il se hasarde à entrouvrir son rideau, et regardant à travers les jalousies, il ne remarque rien d’étrange dans la rue ; il voit avec surprise que les charrettes vont au marché comme les autres jours et que les gens s’occupent de leurs affaires et circulent tranquillement ; il se rassure : ho ho dit-il, Il mondo va da se (le monde va tout seul). »
« Pour peu qu’on y réfléchisse, il est évident en effet que chacun est principalement occupé de son affaire. Or l’affaire de chacun est ce qui le fait vivre ainsi que sa famille ; à moins qu’il ne soit directement menacé, c’est pour lui l’essentiel. Tout le reste l’intéresse dans le rapport qu’il a avec cette occupation dominante ; tout le reste est accessoire et passager ; et si un petit nombre d’individus a des intentions sinistres, cette faible portion de la société est dominée par le très grand nombre qui sent perpétuellement qu’il ne peut espérer une existence tolérable, une vie exempte d’inquiétudes et de dangers, qu’en exerçant tranquillement sa profession, et en vivant en paix avec ses concitoyens.
Voilà ce qui fait le lien de la société. Toutes les autres situations sont des états de maladie, des situations nécessairement passagères ; car si elles étaient durables, le corps social cesserait d’exister. »
Œuvres diverses de J-B Say – Discours d’ouverture. 1848.
(1) Ferdinando Galiani (1727-1787), économiste napolitain, ami de Diderot.