Analyse économique

septembre 2017

Les GAFA et Les Médicis

La récente éviction de Barry Lynn et de son équipe du think tank New America serait sans doute passée totalement inaperçue si l’objet du travail de cette équipe n’avait pas été l’étude de la concentration économique et si le principal donateur du think tank n’était pas Google. Il apparaît que Google s’est plaint à de nombreuses reprises(1) des travaux de cette équipe. Cet épisode s’inscrit dans la prise de conscience d’une tendance croissante à la concentration de l’activité économique entre quelques acteurs, évoquée dans la décade de mai 2016. Cette prise de conscience a amené certains économistes à se « concentrer » sur cette question. C’est notamment le cas de Luigi Zingales, professeur d’économie à l’université de Chicago, qui a ouvert un blog sur le sujet, intitulé Pro-Market, dont le but est de rappeler combien la concurrence est nécessaire au bon fonctionnement de l’économie et combien celle-ci est potentiellement
menacée par le lobbying de certains acteurs.

Le constat
Un nombre croissant d’études montrent que l’activité économique a tendance à se concentrer entre quelques mains dans de nombreux secteurs. Outre le rapport du Conseil d’analyse économique évoqué dans la décade mai 2016, une récente étude(2) montre que 75 % des secteurs d’activité ont connu une concentration sur les vingt dernières années. La littérature économique utilise principalement deux indicateurs pour mesurer cela: l’indice de Herfindhal-Hirschmann(3) ou la part de marché des quatre plus gros acteurs d’un secteur (voir graphe ci-dessous). Signe que cette concentration s’accompagne bien d’un plus grand pouvoir de marché, les sociétés présentes dans les secteurs où la concentration a le plus augmenté affichent également des marges plus élevées, une meilleure performance boursière et des opérations de fusions-acquisition plus lucratives. Une étude approfondie d’une cinquantaine d’opérations de fusion approuvées par les autorités de la concurrence, a montré que les trois quarts d’entre elles débouchaient sur des augmentations de prix(4).

Panel A: Change in the HHI (Compustat-based)

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D’autres études montrent que l’augmentation de la concentration s’accompagne d’une augmentation des markups, c’est-à-dire de la capacité des entreprises à fixer des prix au-delà des coûts marginaux de production, ce qui se produirait dans une économie parfaitement concurrentielle. Grâce à leur pouvoir de marché, les entreprises sont davantage capables de capturer une partie des gains de productivité, au détriment des consommateurs, mais aussi des salariés et des créanciers. Simcha Barkai(5) montre comment les trente dernières années ont vu à la fois la rémunération du travail et de la dette diminuer (avec la baisse des taux d’intérêt aussi), correspondant à une augmentation du taux de profit. Plusieurs études observent aussi la concentration de l’activité et des profits dans certaines entreprises qualifiées de « superstars ». Un des corolaires de cette concentration plus importante est la réduction du nombre de nouveaux entrants et la difficulté des petites entreprises à grossir. Ces facteurs sont également mentionnés parmi les causes possibles du ralentissement de la croissance de la productivité(6).

Les raisons
Globalement, deux grandes familles de raisons semblent dominer les études. Il s’agirait soit d’un problème de régulation de la concurrence, soit des conséquences de l’économie industrielle de ces secteurs. D’après la première école, les régulateurs auraient adopté une attitude beaucoup moins stricte vis-à-vis de la concurrence sur les trente dernières années. Entre 1970 et 1999, le Département de la Justice et la FTC instruisaient en moyenne 15,7 dossiers au titre de la section 2 du Sherman Act qui rend illégal « d’exercer un monopole, de tenter d’exercer un monopole, ou de conspirer pour exercer un monopole ». Entre 2000 et 2014, ce nombre est tombé à 2,8. L’attitude vis-à-vis des opérations de fusions-acquisition aurait aussi beaucoup évolué dans les années 1980. De l’autre côté, les nouvelles technologies sont dominées par des logiques de réseaux et de « winner take all markets », qui peuvent favoriser la position des acteurs dominants. Des économies d’échelles croissantes renforcent également le pouvoir de ceux-ci. Certains économistes vont jusqu’à faire l’hypothèse que les algorithmes de fixation des prix pourraient spontanément déboucher sur une structure de prix oligopolistique.

Luigi Zingales établit une analogie intéressante entre le comportement de certaines firmes et les Médicis(7). Partant de leur devise apocryphe « L’argent pour obtenir le pouvoir ; le pouvoir pour protéger l’argent », il craint la mise en place d’un cercle vicieux où le pouvoir politique se retrouve inféodé aux intérêts de quelques grandes entreprises qui influent sur la législation et sur la régulation pour maintenir leur position dominante. « La plupart des entreprises s’efforcent de protéger la source de leur avantage compétitif : par un mélange d’innovation et de lobbying. Tant que les efforts portent essentiellement sur la première dimension, il y a peu de raisons de s’inquiéter. La peur d’être dépassé pousse les entreprises à innover (Aghion 2013). Ce qui est plus problématique est lorsque de nombreux efforts portent sur le lobbying. »

Alors qu’un avantage compétitif doit toujours être temporaire et pouvoir être menacé par des compétiteurs, certaines entreprises peuvent vouloir consacrer une partie de leurs ressources au maintien de leur position dominante par autre chose que l’innovation. Il suffit de penser aux sommes dépensées par différents acteurs dominants du web pour acquérir des sociétés qui auraient pu à terme les concurrencer.

L’auteur liste les différentes manières pour les entreprises d’influencer le pouvoir politique, que ce soit par la promesse de postes, la capacité à se présenter comme au service d’un idéal ou la maîtrise des médias, la publicité ou d’autres manières de jouer sur son image. L’exemple ouvrant cet article en est une illustration. Pour l’auteur, il ne s’agit pas de nier que les entreprises ont voix au chapitre, notamment car d’autres groupes de pressions existent, comme les syndicats, mais bien de trouver un équilibre.A contrario, « sans un groupe défendant la propriété privée, le pouvoir de l’État sur les citoyens deviendrait excessif. »

Conclusion
Ce champ de recherche, sur la concentration des entreprises et sur le pouvoir qui en découle, est émergeant et il est sans doute trop tôt pour conclure, mais il se joue sans doute quelque chose de très important pour comprendre de nombreux développements dans l’économie actuelle. La seconde révolution industrielle avait également débouché sur une forte concentration des pouvoirs économiques, au préjudice du bien-être global. Peut-être est-il en train de se produire la même chose dans le cadre de la troisième révolution industrielle. La libre-concurrence est un formidable moteur de développement. Elle doit être préservée, notamment de certaines de ses propres conséquences. C’est bien le propre du libéralisme que de laisser les acteurs jouer selon les règles, mais de faire réguler lorsque certains joueurs finissent par s’affranchir de celles-ci.

(1) https://www.nytimes.com/2017/09/01/us/politics/anne-marie-slaughter-new-america-google.html
(2) Are US Industries Becoming More concentrated ? Gustavo Grullon, Yelena Larkin, Roni Michaely, August 2017.
(3) L’indice de Herfindhal-Hirschmann aditionne le carré des parts de marché des différents acteurs d’un marché. Plus il est élevé, plus le marché est concentré.
(4) Does Merger Control Work? A Retrospective on U.S. Enforcement Actions and Merger Outcomes, John Kwoka Antitrust Law Journal , Vol. 78, 2013.
(5) Declining Labor and Capital Shares, Simcha Barkai.
(6) Voir decade de juin 2017.
(7) Towards a political theory of the Firm, Luigi Zingales, NBER Working Paper 23593.

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